Des profondeurs nocturnes surgissent deux ombres furtives. De buissons en talus, ils bravent la boue pour longer les voies ferrées à pas de loup, accompagnés du petit cliquetis métallique de leurs bombes à peinture.
Okay, c'est bon, go ! chuchote Chock à Souk. Personne en vue, on fonce.
Les deux baroudeurs se risquent à rejoindre les wagons bordeaux immobilisés à quai pour la nuit. Ils traversent les voies et se collent aux « boogies » des véhicules régionaux. Du pur belge, commente Chock. Ce sont des modèles à portes ondulées. Je les adore. Ils sont trop beaux !
Redoutant une souricière de la police des chemins de fer, il pénètre à l'intérieur du wagon et inspecte les moindres recoins de la cabine. Il en ressort rassuré. Alors, en deux mouvements secs, les complices défont leur sac à dos pour en extraire leurs outils de travail : des aérosols d'importation espagnole.
Ils s'attaquent immédiatement à leur proie de première classe en recouvrant son flanc gauche d'une couleur peau de remplissage, avant de donner forme à de gigantesques lettres molles. Fuck, la peinture coule ! Elle n'adhère pas bien parce qu'il fait trop humide ce soir.
A peine ont-ils entamé les contours de leur pannel que les phares d'un train percent l'obscurité. On se planque ! lâche sourdement Chock. Les deux graffeurs roulent au sol sous « leur » couple de wagons pour échapper au regard du convoi qui défile à toute vitesse sur les rails voisins.
D'un bond, ils se redressent et poursuivent aussitôt leur ouvrage avec les « lines » (effets intérieurs des lettres) et « outlines » (effets extérieurs). Au fil des minutes qui s'écoulent, la tension monte. Je suis sûr qu'il y a un type dans la gare, redoute Chock. Je l'ai vu bouger. Allez, on se magne !
Détendu, Souk peaufine son lettrage. Chock, nerveux, attaque un chrome. Il traîne, alors je fais une seconde pièce avec cette couleur argent qui couvre plus vite. Après une demi-heure de bombage, deux coups de flashes photo illuminent une fresque percutante de 7 mètres de long et de 2 mètres de haut. Les graffeurs gardent quasi toujours un souvenir sur pellicule de leurs virées. C'est bon pour cette nuit : retour au bercail.
On s'est pointé ici, dans la périphérie, parce qu'on est grillé dans tous les dépôts de trains de Bruxelles, justifie Chock. La SNCB commence à trop bien nous connaître. Il faut qu'on bouge parce que c'est devenu trop chaud, quoi !
Fiché comme une bombe marquante du milieu hip-hop, Chock, 25 ans, graffe et tague depuis une décennie avec une préférence marquée pour les trains parce que c'est les racines de la hip-hop. Il n'y a rien de plus pur. Ça me plonge dans le feu de l'action. Ça me donne des poussées d'adrénaline. Et peu importe le slogan. De toute façon, il n'y en a jamais. L'essentiel, c'est de rendre les autres graffeurs jaloux. Le but, c'est aussi de choquer les gens pour qu'ils se posent des questions sur mon geste.
Moi, je graffe avec mes tripes, poursuit-il. Pas besoin que ce soit cerné et compris. C'est quelque chose de sauvage qui doit faire chier le monde et c'est tout ! Pas question pour moi d'aller discuter avec les autorités publiques comme l'ont fait certaines balances sous contrat.
Chock appartient à CNN (« Criminels non négligeables »), un des 15 groupes sauvages (ou « posses ») qui jouent de l'aérosol sur les murs de Bruxelles. Bien entendu, la police recherche cette petite centaine de bombeurs actifs surnommés ironiquement de part et d'autre « cartonneurs » ou « tueurs ».
Les flics exagèrent, s'indignent des membres de DB (« Des Bruxellois ») et CSK (« C'est souvent contesté »). Ils nous traquent comme des dealers de came. Nous sommes des proies si faciles. Mais ils n'ont pas compris que le graff n'est qu'une farce. Leur acharnement n'en vaut pas la peine. On cherche tout bêtement à peindre de beaux ensembles couleur et parfois, on se met aux vagues de tags pour qu'on ne nous oublie pas. C'est comme si on réalisait une campagne de pub, sauf qu'on ne cherche pas à vendre un produit. C'est notre auto-promo.
L'article complet "Incursion dans le monde des graffitis" de Julien Bosseler et Roger Milutin
Source : Le Soir 12 décembre 1998.
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